Changer de lame de scie à ruban et autres enquiquinements
Je hais changer la lame de ma scie à ruban.
La lame de scie à ruban agresse le menuisier. Par pure cruauté.
La lame de scie à ruban est la seule lame de l'atelier qui agresse le menuisier par pure cruauté.
La lame de scie à ruban est un loup pour le menuisier.
Il y a des lames de rabot qui mordillent un peu lorsqu'on les caresse dans le mauvais sens. Bon. Mais il n'y a pas là la moindre manifestation de haine de la part de la lame de rabot à l'encontre du menuisier.
Et puis ça fait un petit souvenir.
La lame de scie à ruban, elle, est foncièrement méchante.
Personnellement, l'idée d'avoir à l’affronter m'est odieuse.
Il arrive cependant que la confrontation menuisier-lame de scie à ruban soit inévitable.
Quelquefois, plus particulièrement lorsque cette sournoise coince et laisse des marques de brûlé sur le bois, le changement de lame ne peut plus être repoussé.
Le menuisier prend alors son courage et la double porte de la scie à deux mains.
Il est seul. Il est beau. Il est grand.
Son maintien est digne face au combat qu'il sait maintenant inéluctable.
Son buste est droit. Ses jambes légèrement arquées.
Comme un pompier face au feu, il est beau dans sa peur.
Les portes de la scie à ruban s'entrouvrent dans un souffle.
La lame est là, pendouillant mollement sur son volant. On voit scintiller chacun des ses crocs.
On dirait une ronde de vampires tapis dans l'ombre dans l'attente silencieuse du poulain égaré au tendre flanc duquel ils ventouseront leur groin immonde pour aboucher son sang clair en lentes succions gargouillées et glaireuses, jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Cependant, l'attitude du menuisier n'est pas menaçante.
Il veut installer une autre lame. La petite, celle qui est si pratique pour faire des courbes.
Le menuisier bande. Surtout ses muscles.
Muni de ses gants il avance d'un demi-pas feutré, pour ne pas éveiller l'attention de l'ennemie.
C'est le moment décisif.
De la réussite de l'assaut qui va suivre dépendra l'issue du combat.
Avec une agilité surprenante, le menuisier bondit en avant.
Ayant assuré une prise judicieuse, il tente de déloger la bête de son antre.
La riposte de la lame de scie à ruban est foudroyante.
Au lieu de sortir docilement, elle se contorsionne et d'un mouvement élastique s'accroche au protège lame.
Le menuisier s'escrime alors et passe ce premier obstacle avec brio.
Il pense alors avoir gagné mais il lui reste pourtant la partie la plus difficile·: négocier le virage à 90° et passer son ennemie par la minuscule ouverture de la table de sciage.
Cependant dans l'ouverture de la table, la lame de scie à ruban est vexée.
Rien n'est plus dangereux qu'une lame de scie à ruban vexée.
Et elle a un allié de taille·: le concepteur de la scie lui même!
Il sait, lui, la perfidie du monstre et a poussé la précaution jusqu'à prévoir un petit dispositif de blocage que le menuisier oublie systématiquement d'enlever avant de se lancer dans l'opération périlleuse du changement de lame de scie à ruban.
Le menuisier qui n'a pas vu le coup venir engage enfin la lame dans ce passage étroit et se retrouve acculé dans cette voie sans issue imprévue. De sa gorge puissante monte alors le long cri de guerre du menuisier en rogne :
« Putain de bordel de merde de lame à la con, chié ! »
Une fois la lame de scie à ruban enfin extraite de la machine, le menuisier, affaibli, n'oppose quasiment plus la moindre résistance.
La lame de scie à ruban jubile et se prépare à achever le menuisier durant la séance de pliage qui attend les deux combattants.
Le menuisier souffre. Quelques gouttes de sueur perlent à sa paupière.
Il n'est qu'humilité, désespoir et dégoût.
Il a soif, il a chaud, il n'a plus de courroux...
Il sait que la lame de rechange qui a observé toute la scène, se délecte d'avance de l'opération inverse...
(merci à Mr Pierre Desproges de ne pas porter plainte pour plagiat)
Histoire de dire que cet article n'est pas totalement inutile, voici une petite vidéo illustrant le pliage de lame de scie à ruban :
Si le changement de lame de scie à ruban est sans doute le moins drôle, voici une liste d'autres enquiquinements à l'atelier :
Le poncage
Processus très long consistant à adoucir les rugosités de feuilles d'abrasif tout en distrayant le menuisier ( à moins que ce ne soit l'inverse)
Le Balayage
Plus rapide mais qu'est ce que ca revient souvent!
Déplacer la pile de bois
En général la planche souhaitée se situe dans la partie inférieure de la pile...
Changer le sac de l'aspirateur à copeaux
J'aime bien observer les strates que font les copeaux lorsque l'on usine différentes essences mais il y a toujours un moment où il faut batailler pour installer le nouveau sac qui ne tient jamais correctement! (l'un des petits "ressorts" ne remplit plus son office)
Chercher son crayon
Même avec 10 crayons répartis dans l'atelier, il m'arrive de ne pas en trouver un seul!
Enfin il y a les choses pas forcément désagréables que j'oublie de faire comme l'astiquage des rabots ou que je repousse systématiquement à plus tard comme le nettoyage des pinceaux de colle...
Avec tout ça, heureusement que l'assistant est là!